Derrière ce terme clinique se cache une fracture émotionnelle beaucoup plus vaste que ce que les chiffres montrent.

Table des matières
1.1 Qu’est-ce que l’alexithymie ?
1.3 Les jeunes et l’alexithymie : immaturité ou déni encore visible ?
1.4 La grille EPS/EPV : un pont entre clinique et vécu.
V01-09/25
Alexithymie et verrou émotionnel : quand la science clinique et l’expérience révèlent un même phénomène.
1 Introduction
Depuis quelques décennies, les chercheurs en psychologie étudient un phénomène encore méconnu du grand public : l’alexithymie, c’est-à-dire la difficulté à identifier et exprimer ses émotions. Entre 17 et 23 % de la population serait concernée. Ce trait de personnalité, sans être une maladie, a des conséquences majeures sur la santé mentale, les relations interpersonnelles et la qualité de vie.
Mais derrière cette appellation clinique se cache une réalité beaucoup plus vaste : le verrou émotionnel, cette coupure intérieure qui structure nos comportements individuels et collectifs. C’est ce que montre la comparaison entre les études sur l’alexithymie et les expériences de Milgram.
1.1 Qu’est-ce que l’alexithymie ?
Le terme « alexithymie » vient du grec a (sans), lexis (mot) et thymos (émotion). Introduit dans les années 1970 par le psychiatre Peter Sifneos, il désigne littéralement « l’absence de mots pour les émotions ».
L’alexithymie est mesurée principalement à l’aide de la Toronto Alexithymia Scale (TAS-20), traduite et validée en français en 1995. Cette échelle de 20 éléments évalue trois dimensions :
- Difficulté à identifier ses émotions (DIF).
- Difficulté à décrire ses émotions aux autres (DDF).
- Pensée orientée vers l’extérieur (EOT), c’est-à-dire centrée sur les faits concrets plutôt que sur le monde intérieur.
Les seuils varient selon les études, mais un score supérieur à 56 est généralement considéré comme indicateur d’alexithymie dans la version française. Chez les adolescents de moins de 16 ans, jusqu’à 38 % franchissent ce seuil.
1.2 Les limites de la TAS-20
La TAS-20 a prouvé sa validité et sa fiabilité dans de nombreuses recherches. Mais comme tout outil standardisé, elle a ses limites :
- Auto-évaluation : l’individu répond sur sa propre perception, ce qui ouvre la porte aux biais. Celui qui masque ses émotions peut donner l’impression d’aller bien.
- Confusion : la difficulté à trouver les mots peut refléter une immaturité expressive (chez les jeunes), et non une coupure réelle.
- Masquage : à l’inverse, un adolescent ou adulte déjà verrouillé peut « donner les bonnes réponses « et être classé comme non alexithymique, alors qu’il est bel et bien coupé de son ressenti.
- Facteur fragile : la sous-échelle EOT est moins stable, ce qui limite la précision du diagnostic.
En clair : la TAS-20 nomme un symptôme, mais elle ne révèle pas toute l’ampleur de la fracture émotionnelle.
1.3 Les jeunes et l’alexithymie : immaturité ou déni encore visible ?
Chez les moins de 16 ans, près de 38 % obtiennent un score élevé d’alexithymie. Ce chiffre interpelle, mais son interprétation est complexe.
- L’immaturité expressive
- Beaucoup d’adolescents ressentent intensément leurs émotions mais n’ont pas encore les mots pour les exprimer. Leur difficulté « naturelle » gonfle artificiellement les scores : on croit à une alexithymie, alors qu’il s’agit d’un vocabulaire émotionnel encore en construction.
- Le déni émotionnel encore transparent
- Chez d’autres, la coupure est déjà en place mais pas encore masquée par le vernis social adulte. Ils peuvent exprimer crûment leur rejet de l’émotion. Exemple : une adolescente de 15 ans (de mon entourage), affirme sans détour à la question « qu’est ce que cela représente pour toi l’empathie ? » :
« Je n’ai pas d’empathie. Les émotions, c’est mauvais, c’est pour les faibles. »
Dans les faits, elle est effectivement réellement coupée de son empathie.
- Le double biais
- On peut surestimer (confondre absence de mots et absence de ressenti).
- Mais surtout, on peut sous-estimer : l’adolescent qui masque ou fait mine de savoir dire sera classé en « non alexithymique ».
Ainsi, le chiffre de 38 % est probablement sous la réalité. Car plus l’on grandit, plus le masque social se perfectionne : l’adulte sait dire « ce qu’il faut dire », ce qui diminue artificiellement les scores.
- Alexithymie et expériences de Milgram : deux mesures d’un même verrouillage
La TAS-20 annonce 17 à 23 % (ou 38 % chez les adolescents), Milgram révèle une tout autre image : 60 à 70 % des adultes obéissent jusqu’à infliger de la souffrance.
Ce comportement n’est possible qu’au prix d’une coupure émotionnelle massive : l’expérience de Milgram montre que pour obéir, il faut neutraliser à la fois l’empathie et la compassion. Ressentir la souffrance de l’autre ou vouloir la soulager suffirait à interrompre l’acte. Si l’empathie est le fait de ressentir, la compassion est le pas de plus : vouloir soulager. Quand l’une est coupée, l’autre devient impossible.
Autrement dit, Milgram mesure en acte ce que la TAS-20 mesure en auto évaluation (mais biaisée par ce que l’on sait, qu’il est conforme de dire, suivant les attentes de la société).
L’écart entre les deux n’est pas une contradiction : il montre simplement que la coupure émotionnelle est bien plus répandue que ce que les tests standardisés laissent apparaître.
Ces deux lectures, l’immaturité d’expression d’un côté et le déni émotionnel encore transparent de l’autre, ne s’excluent pas. Elles se cumulent souvent, ce qui rend la lecture des chiffres encore plus complexe : un adolescent peut à la fois manquer de vocabulaire pour dire ce qu’il ressent et déjà commencer à masquer ou à rejeter ses émotions.
1.4 La grille EPS/EPV : un pont entre clinique et vécu
C’est ici que la grille EPS/EPV apporte une clé décisive.
- La TAS-20 s’appuie sur ce que la personne dit d’elle-même, sa propre perception : elle mesure ce que l’individu reconnaît de son rapport aux émotions.
- Milgram montre l’inconscient en acte : la coupure émotionnelle sous pression.
La grille EPS/EPV permet de relier les deux :
- EPV = « alexithymie verrouillée » : coupure réelle du ressenti, masquée derrière des mots acceptables socialement.
- EPS = « alexithymie empêchée » : émotions présentes, mais impossibilité de les exprimer (interdiction, déni imposé).
Ainsi, les chiffres deviennent lisibles : la clinique repère une partie du phénomène, l’expérimentation révèle son ampleur, et la grille EPS/EPV en éclaire les racines et les dynamiques relationnelles.
1.5 Conclusion
L’alexithymie n’est pas un simple déficit de vocabulaire émotionnel. C’est la manifestation visible d’un verrou émotionnel bien plus vaste. La TAS-20 en a permis la reconnaissance scientifique, mais elle en sous-évalue l’ampleur.
En comparant ces résultats avec les expériences de Milgram, on comprend que la coupure émotionnelle touche une majorité d’individus. Pour obéir ou se conformer, beaucoup doivent neutraliser non seulement leur empathie, mais aussi leur compassion. Car l’empathie est la capacité de ressentir ce que vit l’autre, tandis que la compassion est l’élan de soulager cette souffrance. Quand l’empathie est coupée, la compassion devient impossible.
Ce verrou émotionnel n’est pas seulement individuel. Comme l’ont montré les travaux de Paul Slovic (affaiblissement de la compassion), à mesure que le nombre de victimes augmente, l’élan de compassion se réduit : la masse anesthésie le cœur. Hannah Arendt l’avait décrit en parlant de « banalisation du mal » : ce n’est pas l’absence d’humanité chez quelques-uns, mais l’anesthésie de la sensibilité chez la majorité.
La grille EPS/EPV permet enfin de distinguer les deux réalités masquées sous le même terme :
- L’EPV, qui ne ressent plus.
- L’EPS, qui ressent mais n’a pas les mots.
Au-delà d’un diagnostic clinique, cette distinction ouvre une voie de compréhension plus profonde, et de libération, pour les individus comme pour les sociétés.
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